Par Khadija Mohsen-Finan *
L’axe Washington-Tel-Aviv-Rabat rebat les cartes
En décembre 2020, le Maroc et les États-Unis signent un accord qui stipule que Rabat normalise ses relations avec Israël en contrepartie de la reconnaissance par Washington de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. L’appui franc de Washington à Rabat sur un dossier aussi sensible que celui du Sahara occidental déséquilibre la relation entre le Maroc et l’Algérie. Il introduit aussi un acteur nouveau sur la scène politique maghrébine : Israël
Ce double parrainage, américain et israélien, reconfigure la scène régionale et donne à Rabat une longueur d’avance sur Alger. Désormais, leur rivalité n’a plus pour théâtre le Maghreb, mais l’Afrique, un terrain ancien pour une Algérie qui s’était distinguée par sa diplomatie et son rôle d’intermédiaire sur la scène africaine. Mais ce pays a connu une longue léthargie, notamment due à la maladie du président Abdelaziz Bouteflika à partir de 2013. Une perte d’influence qui a profité au Maroc qui a réintégré l’Union africaine (UA) en 2017, qui a investi massivement dans le secteur économique, et qui a développé une diplomatie religieuse. L’influence acquise ces dernières années par le Maroc en Afrique lui a permis de compter de nombreux Etats africains qui se sont ralliés à sa position sur le Sahara occidental. Elle a aussi permis au Maroc de venir en aide à Israël qui voulait retrouver son statut d’observateur au sein de l’UA, perdu en 2002. L’Algérie avait pourtant essayé de s’opposer à la réintégration d’Israël, rappelant aux membres de l’UA que cette instance a toujours appuyé la cause palestinienne.
Pour Israël, son statut au sein de cette instance africaine constitue une première étape pour un déploiement géostratégique en Afrique de l’Ouest. En contrepartie de son aide, et plus largement de la normalisation de sa relation avec l’Etat hébreu, le Maroc entend bénéficier d’investissements importants. Rabat souhaite intensifier sa coopération sécuritaire qui existait déjà avant les accords d’Abraham. Les révélations faites sur l’utilisation massive du logiciel espion Pegasus par le Maroc en atteste : 6.000 numéros de téléphone algériens ont été espionnés, dont ceux des acteurs de la classe politique.
Cette proximité affichée entre Rabat et Tel-Aviv irrite le pouvoir algérien, d’autant que les acteurs politiques israéliens n’hésitent pas à stigmatiser l’ennemi traditionnel de leur allié marocain. En août 2021, et alors qu’il était en visite à Rabat, Yaïr Lapid, le ministre israélien des Affaires étrangères, déclarait, en présence de son homologue marocain Nasser Bourita qu’il était « inquiet du rôle joué par l’Algérie dans la région, du rapprochement d’Alger avec l’Iran et de la campagne menée par Alger contre l’admission d’Israël en tant que membre observateur de l’UA ». RamtaneLaamamra, le ministre algérien des Affaires étrangères, n’a pas manqué de répondre à ces accusations, déclarant que « jamais, depuis 1948, on n’a entendu un membre du gouvernement israélien proférer des menaces contre un pays arabe à partir du territoire d’un autre pays arabe ».
Il est vrai que les propos de Yaïr Lapid succédaient à ceux de Omar Hilale, ambassadeur du Maroc à l’ONU. Les 13 et 14 juillet 2011, lors d’une réunion des Non-alignés à New York, il avait en effet distribué une note disant que le « vaillant peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination ». La tension est à son comble, d’autant que pour Alger, le Maroc qui soutient ouvertement, voire cautionne le Mouvement pour l’autonomie en Kabylie (MAK), est également impliqué dans les incendies de l’été 2021 en Kabylie.
Le 17 août, le Haut Conseil de sécurité dirigé par le chef de l’Etat algérien décidait de « revoir » les relations de son pays avec le Maroc, et le 24 août, Alger annonçait la rupture de ses relations diplomatiques avec le Maroc.
Le gaz algérien comme moyen de pression sur le Maroc
Alger tente de réagir aux succès diplomatiques de son voisin et rival marocain en usant de l’une des dernières cartes à sa disposition, celle du gaz.
Depuis 1996, le Maroc est un pays de transit pour le gaz algérien exporté en Espagne et au Portugal, transportant ainsi 10 milliards de mètres cubes de gaz chaque année. Le Maroc couvrait ainsi 97% de ses besoins en prélevant directement du gaz transitant sur son territoire comme droit de passage et en l’achetant à un tarif préférentiel à l’entreprise d’Etat Sonatrach. Le contrat entre Sonatrach et l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (Onee) qui arrivait à échéance le 31 octobre 2021 n’a pas été renouvelé.
Selon Alger, cette rupture avait pour objet de protester contre des « pratiques à caractère hostile qui portent atteinte à l’unité nationale ». Pour mieux nourrir le conflit qui oppose les deux Etats, le 31 octobre, l’Onee publiait un communiqué pour dire que l’impact de cette décision sur le système politique marocain est « insignifiant » car le pays a pris ses dispositions, et même si les deux centrales électriques qui fonctionnent grâce au gaz algérien venaient à s’arrêter, le consommateur ne s’en rendrait pas compte.
En dépit de cette affirmation, le Premier ministre marocain Aziz Akhannouch s’est empressé d’entamer des discussions avec Madrid pour envisager les modalités d’approvisionnement du Maroc en gaz naturel. La négociation n’est pas facile car la crise diplomatique du printemps 2021 n’est pas totalement oubliée par les Espagnols. Elle avait été causée par l’accueil par l’Espagne du chef du Front Polisario qui venait pour des soins. La sanction marocaine à cet accueil intervenait un mois plus tard, à la mi-mai, lorsque plus de 10.000 migrants arrivaient à Ceuta, à la faveur d’un relâchement des contrôles par les autorités marocaines. Mais l’Espagne, qui est le premier partenaire économique du Maroc, a dit vouloir « faire un geste pour garantir la sécurité énergétique du Maroc ».
Le 3 février 2022, le gouvernement espagnol annonçait que le Maroc pourra acheter du gaz naturel liquéfié sur les marchés internationaux, le faire livrer dans une usine de regazéifaction de l’Espagne et utiliser le gazoduc du Maghreb (GEM) pour l’acheminer sur son territoire.
Pour autant, cette « stratégie du gaz » n’a pas réussi à affaiblir le rival marocain. Le 18 mars 2022, Pedro Sanchez, le chef du gouvernement espagnol, annonçait le rapprochement de son pays avec le Maroc. Il reconnaissait en effet que le plan d’autonomie proposé par Rabat en 2007 pour clore le conflit saharien représentait « la base la plus sérieuse, réaliste et crédible pour la résolution du différend ». Pedro Sanchez cédait ainsi à l’intense pression exercée par le Maroc, menaçant notamment l’Espagne de ne plus contrôler les flux de migrants qui débarquent sur son territoire. La menace est réelle puisque depuis le début de l’année 2022, le nombre de migrants arrivés aux Canaries à partir du Sahara occidental contrôlé par le Maroc a augmenté de 115% par rapport à la même période en 2021.
Ce rapprochement entre Madrid et Rabat, qui a pris les Algériens par surprise, isole un peu plus l’Algérie au plan régional. Désormais, le Maroc souhaite bénéficier de la reconnaissance de sa « marocanité » du Sahara occidental par plus grand nombre de capitales occidentales. Une manière de contourner le droit international et l’ONU, en affaiblissant considérablement l’Algérie, déjà en perte de vitesse au plan régional et international.
Cette stratégie des alliances mise en place par le Maroc pour venir à bout de ce conflit du Sahara, et inaugurée à Washington en décembre 2021, se développe aujourd’hui dans un contexte différent. En effet, l’invasion russe en Ukraine a dicté un nouvel ordre international et une nouvelle définition de la notion d’alliance.
Repenser le conflit entre Alger et Rabat dans le nouveau contexte international
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis en exergue l’anachronisme du contentieux entre l’Algérie et le Maroc pour le leadership régional. La guerre en Ukraine montre en effet que les classes politiques algérienne et marocaine partagent les vues de Vladimir Poutine sur de nombreux aspects. Comme lui, elles pensent que la puissance est encore territoriale. Elles pensent aussi que la guerre concerne deux Etats, abstraction faite de leurs sociétés. Elles pensent enfin que les alliances sont durables, or, elles sont désormais ponctuelles et portent sur des dossiers précis.
Le 2 mars 2022, le vote de la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies exigeant de la Russie un arrêt immédiat de la guerre a révélé à quel point les Etats votaient en fonction de leurs intérêts nationaux et régionaux. Au Maghreb, seule la Tunisie, soucieuse de relancer les négociations avec le FMI pour un emprunt, a voté en faveur de cette résolution. L’Algérie, alliée de longues date de la Russie, s’est abstenue. Car si la Russie continue de lui fournir pratiquement tout son armement, l’Ukraine représente également un allié stratégique pour Alger. Kiev lui fournit des équipements de son complexe militaro-industriel qui est hérité de l’Urss. Mais l’Algérie, qui entend ménager son ami russe qui lui fournit près de 70% de son armement, exprime aussi sa capacité à approvisionner le marché européen en gaz naturel. Toufic Hakkar, le PDG de la Sonatrach, déclarait que « la Sonatrach est et restera un partenaire et un fournisseur fiable du gaz pour le marché européen et est constamment disponible à soutenir ses partenaires de long terme en cas de situation difficile ». En s’abstenant de voter la résolution onusienne, l’Algérie tente de conserver sa fidélité et sa loyauté à la Russie tout en montrant qu’elle pourrait être disposée à répondre aux sollicitations des pays occidentaux. Une manière d’affirmer qu’elle est susceptible de jouer un rôle au plan international, qui viendrait contredire la thèse de son isolement.
Quant au Maroc, il était absent le jour du vote. Une absence qui traduit un embarras certain. En effet, Rabat souhaite amener la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, à une neutralité positive sur le Sahara occidental. D’où une prudence dans la formulation, le Maroc parlant « d’escalade militaire » et non d’invasion et exprimant des regrets pour les « morts et les souffrances des deux côtés ».
Mais ce jeu d’équilibrisme a des limites, et c’est finalement l’Ukraine qui a tranché en rappelant son ambassadeur à Rabat.
Ces quelques exemples montrent à quel point les alliances sont dictées par les intérêts nationaux immédiats, sans qu’il y ait partage de valeurs qui obéissent à la théorie des blocs.
Alger et Rabat, qui se préoccupent des Etats pouvant leur être utiles dans leur lutte au plan régional, sont encore dans une logique de guerre, et s’arment de manière disproportionnée par rapport à une menace difficile à identifier ou à mesurer.
Selon le Stockholm International Peaceesearch Institute (Sipri), après l’Egypte, l’Algérie et le Maroc sont les plus importants acheteurs d’armes en Afrique. Entre 2010 et 2020 l’Algérie a consacré 90 milliards de dollars en achat d’armement, tandis que le Maroc en aurait dépensé trois fois moins pour la même période. Mais pour 2022 les budgets militaires des deux Etats ont augmenté. Le Maroc a acheté des drones armés turcs de types Bayraktar TB-2, et l’Algérie négociait encore dernièrement avec Moscou l’achat de missiles aériens S500 et la quatrième génération de l’avion de combat SU-57. Maroc et Algérie achètent du matériel de guerre à la Chine, que ce soit des missiles de défense anti-aérienne pour le Maroc, ou encore un système de guerre électronique pour l’Algérie. Dans un climat de grande tension et de rupture diplomatique entre les deux Etats, l’importance d’un tel armement de guerre fait craindre une guerre sur le terrain.
Recommandations
• Il est nécessaire de réfléchir à un nouvel ordre régional. Celui qui a été imposé au Maghreb après les indépendances, opposant Alger à Rabat et se focalisant sur le conflit du Sahara occidental, est aujourd’hui anachronique. Que signifie, dans le contexte actuel, la rivalité entre deux régimes politiques opposés, alors que la guerre froide est terminée et que la théorie des blocs n’existe plus ?
• La guerre en Ukraine montre que la guerre ne se fait plus uniquement entre Etats. Les sociétés sont concernées et participent à l’élan de guerre et à la résistance. Elles doivent être consultées.
• La puissance des Etats ne se mesure plus en termes de territoire ou d’arsenal militaire. Alger et Rabat gagneraient à cesser de s’armer de manière inutile et coûteuse. Leur comportement belliqueux pèse sur le développement du Maghreb et sur la coopération en son sein.
• Il est difficile d’imaginer une victoire totale dans cette guerre qui empoisonne la région. Les classes politiques gagneraient à dépasser ce contentieux et à envisager sérieusement des échanges au plan horizontal.
• Enfin, l’ONU devrait trouver un règlement au conflit du Sahara occidental, le dernier conflit de décolonisation en Afrique. Seule une solution politique serait acceptable entre les parties, aucune d’entre elles n’ayant perdu le combat. Cette situation de ni paix ni guerre est insupportable pour les Sahraouis. Mais elle est également préjudiciable pour tout le Maghreb.
K.M.F.
(*) Docteure en sciences politiques, historienne et spécialiste du Maghreb et des questions méditerranéennes